16 avril 2025
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Ces deux que nous n’avons pas connus

C’est l’histoire de deux jeunes filles qui étaient amies il y a plus de 30 ans à la Réunion, à une époque où elles ignoraient tout de leurs ancêtres et, avouons-le, s’en fichaient éperdument.
Bien des années après, l’une d’entre elles réalise un jour que deux de leurs ascendants respectifs s’étaient côtoyés 200 ans plus tôt et qu’il lui faudrait bien le raconter un jour.

Aujourd’hui, je viens donc vous conter l’histoire de « François » Jean ENAULT, l’ancêtre de mon amie de jeunesse (ndlr : cette expression « amie de jeunesse » n’existe probablement plus en France au XXIe siècle).

Ce Monsieur ENAULT était alors fort bien connu de mon ancêtre Geneviève et pour cause, elle était son esclave.
Une fois cette relation ancestrale inattendue mise au grand jour, j’ai essayé de me figurer les relations que pouvaient entretenir nos deux ancêtres, si éloignées de celles que nous avions tissées, mon amie et moi, 200 ans plus tard. J’ai alors commencé les recherches. François ENAULT m’intriguait et, au regard du caractère insulaire de la Réunion, il était fort à parier qu’il était aussi lié de mille façons à d’autres branches de mon arbre.

Un breton dans la Compagnie des Indes

François Jan ENAULT est un rennais né le 1er avril 1733 dans une famille composée de personnels des justices seigneuriales de Bretagne. Son père est greffier des domaines du Roy et son parrain, procureur fiscal.

Transcription :
François Jan fils de Me Jullien Enault greffier des Domaines de Roy en Bretagne et de demoiselle Margueritte Deschamps son épouze né le jour d’hier, a esté baptisé ce jour deux avril mil sept cent trente trois par moy soussigné Recteur de cette paroisse et tenu sur les fonts de baptême par Me François Deschamps, procureur fiscal et Me […] à Rennes et par veuve Anne Esnel, paren et marene.
Signatures : Anne Esnel, Anne Enaut, Deschamps, Perrine Rouyer, P. Enault, Enault, Bouvot R[ecteu]r

Le 21 mars 1763, François ENAULT, âgé de 29 ans, est nommé « Lieutenant en pied dans les troupes entretenues par la Compagnie des Indes pour la garde de l’Isle Bourbon » (La Réunion). On peut le repérer assez facilement parmi le personnel colonial ancien du secrétariat d’état à la Marine sur le site des Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM).

C’est toujours lui que l’on retrouve enregistré sur le site Mémoire des hommes sous le nom de François ESNAULT, passager en 1763 de l’Ajax, un navire de la Compagnie des Indes Orientales. Dans le rôle du vaisseau, il est qualifié de lieutenant de troupe pour servir dans la garnison passager pour l’île Bourbon, à la table aux frais de la Compagnie.

Avant d’être affecté à l’île Bourbon, notre homme a beaucoup voyagé. Quelques années plus tôt, il exerçait effectivement la fonction de pilotin sur différents navires de la Compagnie : l’Achille, le Duc de Parme, le Saint-Louis ou encore le Compte d’Argenson.
Dans la marine marchande, un pilotin est un jeune officier en formation.

François ESNAULT, fils de Julien de Rennes. Extrait du rôle du navire Le Comte d’Argenson (1749-1753). Source : Mémoire des Hommes , cote 2P 34-I.18

L’installation à l’île Bourbon

L’arrivée à Saint-Paul de l’île Bourbon en 1763 marque le début d’une nouvelle vie plus sédentaire pour François ENAULT. C’est dans cette paroisse qu’il épouse Françoise de LESQUELIN, une jeune femme créole de 19 ans. Aux alentours de 1770, le couple ENAULT quitte Saint-Paul pour s’établir plus au sud, dans l’actuelle commune des Avirons qui n’était autrefois qu’une simple section rattachée à Saint-Louis.

Carte postale en noir et blanc où l'on voit 7 hommes qui posent sur des gros rochers au cœur d'une ravine entourée de végétations.
Carte postale : Les Avirons – Une ravine (1890-1910) – Collection H. M. [Henri Mathieu]
Source : Archives Départementales de la Réunion – Cote : 5FI1/1

De cette union avec Françoise de LESQUELEN naissent 8 enfants (6 garçons et 2 filles) :

  1. Augustin Louis François, né le 7 août 1766 à Saint-Paul et décédé le 20 juin 1809 à Saint-Louis, à l’âge de 42 ans. Il s’unit avec Marie Louise Dauphine MERIGON de la BAUME le 22 juillet 1800 à Saint-Paul. Ils ont un enfant : Marie Céleste.
  2. Joseph Marie, né le 30 octobre 1767 à Saint-Paul et décédé le 19 mars 1829 aux Avirons, à l’âge de 61 ans.
  3. Paulin Alexis, né le 25 avril 1769 à Saint-Paul et décédé le 24 avril 1809 à Saint-Louis, à l’âge de 39 ans. Il s’unit avec Marie GASTELLIER le 20 août 1798 à Saint-Paul. Ils ont 5 enfants : Paul François Marie, Pierre Louis, Marie Françoise Geneviève, Marie Elisa et Charlette.
  4. Benjamin, né le 6 juil 1770 et décédé le 12 mai 1825 aux Avirons, à l’âge de 54 ans. Il s’unit avec Ursule MERLO le 20 février 1798 à Saint-Pierre. Ils ont un enfant : Louis François.
  5. Marie Françoise, née le 5 mars 1773 et décédée le 7 décembre 1852 aux Avirons, à l’âge de 79 ans.
  6. Marguerite Charlotte, née le 8 février 1775 et décédée le 28 septembre 1845 aux Avirons, à l’âge de 70 ans.
  7. Charles Marie, né le 1er avril 1777 et décédé le 30 janvier 1821 à Saint-Louis, à l’âge de 43 ans. Il s’unit avec Henriette HOARAU le 16 août 1803 à Saint-Pierre. Ils ont un enfant : François Jean Baptiste Ferdinand.
  8. Julien Terence, né le 29 octobre 1779 à Saint-Louis et décédé le 10 août 1838 dans la même localité, à l’âge de 58 ans. Il s’unit avec Julie DENNEMONT le 2 août 1803 à Saint-Louis. Il ont 6 enfants dont un mort-né : Julien Vincent, François Loricourt, Marie Thérèse, Marie Julie et Marie Magdeleine.

La pérennité du patronyme ENAULT dans l’île est ainsi assurée.

Promu lieutenant d’infanterie en 1764, François ENAULT accède au grade de capitaine de la milice bourgeoise en 1770, avant de devenir major des milices nationales. Commandant du « quartier de Saint-Louis », il occupe une position sociale importante au sein de la colonie.
Les parrains et marraines de leurs enfants sont donc fort logiquement issus aussi de la « bonne société » bourbonnaise.

Lors du recensement de 1776, il réside toujours dans la paroisse de Saint-Louis, au « Quartier de la Rivière d’Abord : Saint-Pierre, Saint-Louis ».

Source : ANOM – 5 DPPC 33

À cette date, le foyer de François ENAULT, major de milices de 44 ans et originaire de Rennes, est composée de 8 membres : 1 homme, 1 femme, 4 petits garçons et 2 petites filles. Ils habitent une maison en bois.
Sur son habitation, il possède 44 esclaves dont 14 hommes de 15 à 55 ans, 3 femmes de 56 ans et au-dessus, 11 femmes de 13 à 40 ans, 3 femmes de 41 ans et au-dessus, 6 garçons de 14 ans et au-dessous et 7 filles de 12 ans et au-dessous.

Sur les terres d’ENAULT, on y produit surtout du café et du maïs. Moutons, cochons, quelques bovins et 2 chevaux composent l’essentiel de son cheptel.

Lors du recensement de 1786-1787, le foyer ENAULT compte 8 enfants. Le nombre de ses esclaves augmente sensiblement puisqu’il s’élève désormais à 64.

Parmi eux, se trouvait très probablement une jeune fille servile d’environ 16 ans prénommée Geneviève dont je découvrirai l’existence et l’histoire deux siècles plus tard. Une existence qui m’est d’abord apparue d’abord par bribes, à travers des actes épars et laconiques.

Geneviève

En remontant une branche paternelle complexe il y a quelques années, je me suis longtemps attardée sur mon ancêtre esclave Pierre. En travaillant sur les frères et sœurs de Pierre, mais aussi grâce à quelques recoupements, j’ai fini par dénicher un document qui est, je pense, l’acte de baptême de leur mère Julienne, daté du 18 septembre 1791.

Acte de baptême de Julienne, fille naturelle de Geneviève, créole esclave de Monsieur Enault 2/2
Acte de baptême de Julienne, fille naturelle de Geneviève, créole esclave de Monsieur Enault 1/2
Acte de baptême de Julienne fille de Geneviève. Source : ANOM – Saint-Louis – 1791 – Vue 26

Transcription :

Le dix huit septembre, j’ai baptisé Julienne née depuis quinze jours, fille naturelle de Geneviève, créole esclave de Monsieur ENAULT. Le parein a été Gaspard et la mareine Pélagie. Ainsi signé Vivenot, prêtre.
Pour copie conforme.
Le maître de Saint-Louis,
Signature : Pierre ARCHAMBAULT

Combien de « Monsieur ENAULT » compte-on à l’île Bourbon en 1791 ?
À part notre François ENAULT lui-même, on trouve ses 4 premiers fils, mais le plus âgé prénommé Louis Augustin « François » est alors âgé de 25 ans et n’est pas encore marié à cette date. Aucun des autres fils n’est d’ailleurs marié et donc « installé » ; ils attendront pour cela le tournant du XIXe siècle.
S’il s’était agi de l’un de ses fils, des précisions sur leur filiation auraient probablement été apportées, comme j’ai pu le constater sur d’autres actes qui concernent les ENAULT.
Pour moi, à ce stade, ce « Monsieur ENAULT » ne peut être que François ENAULT père, premier du nom dans l’île. Il est donc le propriétaire de mon ancêtre Geneviève et de sa fille Julienne.

J’émets aussi l’hypothèse que Geneviève a eu d’autres enfants que Julienne avant ou après 1791, mais la seule piste que j’ai trouvée, s’est vite transformée en cul de sac.
Voyez ainsi l’acte suivant daté de 1794 : Benjamin ENAULT, fils de François, déclare au nom de son père (François ENAULT) que son esclave Geneviève a donné naissance à une fille.
J’ai eu beau lire et relire l’acte dans tous les sens : aucun prénom n’est officiellement attribué à cette enfant. Difficile donc de savoir ce qu’il est advenu de la petite soeur de mon ancêtre Julienne.

Transcription :

Aujourd’hui vingt avril mil sept quatre vingt quartorze, l’an 9ème de la République française une et indivisible, est comparu à la maison commune de ce canton, le citoyen Benjamin Enault, officier de la garde nationale de ce canton, au nom de son père, nous a présenté l’enfant de la nommée Geneviève, créole, son esclave, lequel enfant connue pour être fille, a eu pour parein le nommé Noël, pour mareinne la Pélagie, tous deux appartenant au citoyen Enault père.
Le citoyen comparant a signé avec nous, ainsi signé
Signatures : B. Enault, Panalis off[icier] public

Dernières traces

Le maître ENAULT meurt en 1802 aux Avirons, à l’âge de 69 ans. Sur son acte de décès, je remarque la présence de deux témoins, installés de longue date dans mon arbre généalogique : Mathieu NATIVEL, le frère de mes Sosa 80 et 82, et son beau-frère Parfait DENNEMONT.
En creusant un peu, je m’aperçois que des alliances, qui m’avaient jusqu’alors échappé, existaient bien entre ces différentes familles ENAULT-DENNEMONT-NATIVEL. Voilà qui nécessitera encore bien des investigations…

Geneviève, quant à elle, est encore esclave au moment de la mort de François ENAULT. Elle le restera plusieurs décennies, jusqu’en 1835 précisément, date à laquelle sa fille Julienne, libre depuis peu, décide de l’affranchir. Julienne affranchira également 5 de ses propres enfants.
Geneviève s’éteindra 5 ans plus tard, chez sa fille Julienne aux Avirons. Son acte de décès, établi sur la foi de deux voisins, ne donne aucune information sur ses parents ou encore sur ses origines.
Comme François ENAULT, Geneviève aura vécu environ 69 ans, mais contrairement à lui, elle n’aura connu la liberté que pendant 5 ans.

Conclusion

Je ne sais pas ce que nous aurions pensé, mon amie et moi, si on nous avait dit dans la cour de récréation que son ancêtre avait été le propriétaire du mien. On aurait probablement été surprises, on aurait haussé les épaules ou ricané bêtement, comme le font les jeunes face à ce qu’ils ne comprennent pas.

Tant d’années ont passé depuis ce temps. L’amie vit heureuse – j’espère – dans l’autre hémisphère. Moi, j’ai ouvert des registres et essayé de décortiquer des actes succincts, parfois avec succès, mais le plus souvent en vain. Ces quelques traces trouvées sur nos deux ancêtres, l’un colon, l’autre esclave, ne diront effectivement rien de plus sur ce que furent leurs rapports réels. Cela valait tout de même la peine d’essayer.
Je me plais parfois à penser qu’après s’être croisées au moins deux fois dans le passé, nos histoires familiales pourraient peut-être se rejoindre encore une fois, ailleurs et autrement.

Feuille

Sources :

Lejourdavant

Généalogiste amateur originaire de l'île de la Réunion

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