Pour ce tout nouveau rendez-vous, je vous propose un récit autour d’un poilu prénommé Pierre JACOB dont j’avais déjà évoqué sur ce blog les œuvres artistiques et le parcours de résistant en 39-45. Aujourd’hui, c’est son grand-père paternel Eugène JAUDET qui est à l’honneur.
C’est l’histoire d’un grand-père qui n’a qu’un seul petit-fils.
Eugène JAUDET n’était pas là le jour où Pierre JACOB est descendu du train en gare de Pau. Ce jour-là, il était chez lui, assis dans son fauteuil, se sentant vieux et fatigué, le cœur rempli de joie cependant. Il a 83 ans. Il lui semble que le temps s’est étiré ces dernières années avec cette guerre interminable. Les litanies pour les soldats morts se répandaient partout : dans le journal, pendant les offices, chez les voisins et même dans la bouche de la fidèle parmi les fidèles : Marilis, sa domestique devenue sa béquille aujourd’hui.
De cette vie, il retient que le malheur lui a semblé durer plus longtemps que le bonheur. Son premier malheur est survenu il y a plus de 30 ans, le jour exact où a il perdu sa femme Amélie décédée à l’âge de 48 ans. Il regrette tellement que Pierre n’ait pas connu sa grand-mère.
Eugène ne s’est pas remarié. Sa défunte épouse lui a laissé deux filles : Jeanne Catherine Marie et Jeanne Marie Joseph. Les filles JAUDET comme on les appelait alors.
Marie l’aînée, la mère de Pierre, épouse l’avocat Maxime JACOB avant de décéder quelques années plus tard de maladie, tandis que la seconde entre en religion, elle choisit un couvent en Saône-et-Loire, loin, très loin d’ici, à Paray-le-Monial.
Il n’y a vraiment que Dieu qui sache encore ce que sa fille fait aujourd’hui dans ce lieu aussi retiré, soupire-t-il parfois. Eugène a toujours perçu la décision de sa cadette comme une fuite en avant, presque un abandon de la vie. Elle lui a répondu une fois que c’était le sens qu’elle a souhaité donner à sa vie, qu’elle n’a jamais abandonné, bien au contraire.
Du reste, a-t-elle rajouté, que fait-on lorsqu’on perd sa mère et sa sœur ?
On croit.
Le deuxième malheur d’Eugène arrive avec le décès de son aînée Marie. Intervenue 10 ans après celui de sa femme, cette perte l’a laissé exsangue. Tout ce qu’Eugène a entrepris depuis lors n’était qu’à destination de son petit-fils Pierre JACOB. Il a toujours voulu assurer la transmission non seulement des biens matériels, mais aussi un peu de son histoire familiale.
Un jour peut-être, pensait-il alors, il faudra bien qu’il reste un souvenir de notre passage ici-bas. Il a longtemps craint pendant ces années de guerre que Pierre n’ait jamais l’opportunité de perpétuer cette mémoire. Maintenant qu’il est de retour, tous les espoirs sont de nouveau permis.
Le scientifique oublié
Car Eugène JAUDET n’est pas n’importe qui à l’époque à Pau. Il a laissé quelques traces dans l’histoire locale. D’abord, Eugène est pharmacien, une profession qui a évolué considérablement au XIXe siècle avec l’essor de la science. C’est un métier dont l’appellation a été officialisée par la Loi de Germinal le 11 avril 1803. Cette loi avait pour objectif d’uniformiser l’exercice de la profession et de lui conférer davantage d’autonomie. Elle a défini les droits et les devoirs du pharmacien. Et pour Eugène, les droits et les devoirs ne sont pas des mots vains. Il y accorde une importance capitale.
Afin de former ces pharmaciens nouvelle génération, des écoles de pharmacie sont créées et deviennent le passage obligé pour pouvoir exercer. Le pharmacien est un scientifique certes, mais sa pharmacie est avant tout un commerce dont l’aménagement est pensé de façon rationnelle. Un lieu rationnel peut-être pour les adultes mais une véritable caverne aux trésors pour les enfants. Le paradis du petit Pierre…
Eugène JAUDET est cité plusieurs années de suite comme membre de la « Société savante des sciences, des lettres et arts de Pau » dans ses bulletins. On le trouve sous le nom de JAUDET, Jean JAUDET ou encore Jean Eugène JAUDET suivi à chaque fois de sa profession de pharmacien. Ce type de bulletin fait état de rapports variés sur des fouilles archéologiques, des études architecturales ou encore des recherches sur les évêques de la commune d’Oloron-Sainte-Marie. Très variés donc…
En tant que scientifique, le grand-père de Pierre apporte aussi sa contribution aux recherches de l’époque. C’est ce que confirme sa participation le 31 mars 1873 au 39ème Congrès scientifique de France à Pau. Il est cité comme membre dans le Tome Premier de la publication du congrès, consultable sur Gallica.
En 1881, il apparaît également dans une publication scientifique : « Musée de la ville de Pau : notice et catalogue (11e édition) » par Ch. Le Cœur, conservateur du Musée. La collection d’histoire naturelle, léguée par M. Vicomte le Forestier, botaniste, a été victime d’avaries et a été remise en ordre grâce « aux bons soins de M. J. JAUDET. »
Ses bons soins donc, le pharmacien sait les prodiguer aux hommes et aux plantes. Il est même complètement féru de botanique. Sur un terrain au bord du Hédas, un ancien ruisseau de Pau, le voilà qui cultive plusieurs espèces de fleurs des montagnes pyrénéennes qu’il s’extasie à regarder pousser.
Le 29 avril 1889, il écrit une note sur la flore pyrénéenne à M. Lacaze, Président de la Société savante. Il lui demande de bien vouloir accorder une place au musée à ses fleurs afin que les touristes qui sont dans l’incapacité de se rendre à la montagne, puissent les admirer à Pau même.
Eugène JAUDET et l’affaire des Franciscains
Une autre affaire bien éloignée de la botanique préoccupe grandement le pharmacien JAUDET en 1881 : celle de la tentative d’expulsion des franciscains de Pau, une affaire rocambolesque qui fit grand bruit à Pau en 1881.
Pour replacer l’affaire dans son contexte historique, il est bon de rappeler que deux décrets de Charles de Freycinet, président du Conseil, et Jules Ferry, Ministre de l’Instruction publique, sont promulgués le 29 mars 1880. Ces décrets visent ni plus ni moins à « expulser de France les jésuites et imposer aux autres congrégations de demander leur autorisation dans un délai de trois mois, sous peine de dissolution et de dispersion. »
Les franciscains sont concernés par cette demande d’autorisation mais décident de ne pas s’y plier par solidarité avec les jésuites. En France, on a ainsi fermé 261 couvents et expulsé 5 643 religieux. Des religieux et des religieuses se voient expulser des hôpitaux et surtout du monde de l’enseignement, Jules Ferry étant un fervent défenseur de l’école laïque. Toutes les congrégations qui s’opposent aux décrets sont menacées d’expulsion à leur tour.
Le déroulement de cette expulsion à Pau est conté avec force de détails dans « Les franciscains et l’exécution des décrets du 29 mars 1880 » paru en 1881, Tolra, libraire-éditeur, Paris.
La tension sur le territoire national est grande et certaines expulsions se produisent régulièrement. Des rumeurs circulent rapidement sur une prochaine exécution des décrets dans la ville de Pau.
Dans l’attente d’un tel événement, de nombreux notables de la ville dont le pharmacien JAUDET se relayent jour et nuit au couvent des franciscains palois. Des avocats célèbres apportent leur délivre des conseils tandis que des habitants veillent pour le cas où ils devraient témoigner de la manière dont se déroulerait l’expulsion. La détermination des soutiens des franciscains contre celle de la brigade d’intervention et la verve des protagonistes en font un récit absolument savourant à lire.
Cet épisode dans la vie d’Eugène JAUDET témoigne, au-delà de cet épisode, de son profond attachement au monde religieux, à ses valeurs et à ses traditions. Tout ce qu’il a voulu transmettre aux générations d’après, enfin à Pierre seulement en l’occurrence.
À 83 ans, Eugène estime avoir malgré tout vécu ce qu’il devait vivre. Il ne prétend pas avoir tout compris des tenants et des aboutissants de ses expériences, mais il ne voudrait ne rien avoir à regretter de ses décisions passées. Plus maintenant.
Il espère seulement que ces quatre dernières années n’auront pas eu raison de la foi de Pierre, de sa foi en Dieu d’abord mais aussi de sa foi en l’humanité ; qu’il aura garder cette sensibilité qui le caractérisait plus jeune, ce lien fragile mais très ténu qui le liait à sa mère bien au-delà de la mort.
Peut-être qu’un autre lien entre Pierre et Eugène cette fois résistera aux affres du temps, il sait bien qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre. À cet instant, que peut-il faire? Plus grand chose. Il n’y a rien à faire, il n’y a plus qu’à être. Être heureux de revoir son petit-fils juste avant le grand saut.
C’est le 19 mars 1920 qu’aura lieu le grand saut. Il décédera à Pau dans sa quatre-vingt-cinquième année. Il aura tenu bon jusqu’au retour de son petit-fils.
Bel hommage à un aïeul qui aurait mérité une vie plus heureuse !
Très beau récit (comme d’habitude!) qui rend un bel hommage à Eugène JAUDET : grand-père, mais aussi scientifique, pharmacien et défenseur des traditions et des valeurs auxquelles il s’attache. Un homme droit que l’on aurait aimé connaître et croiser !
Une bien belle personne que cet Eugène Jaudet ! Toi qui lis beaucoup, as-tu lu la « trilogie » généalogique de Marguerite Yourcenar ? Dans le tome 2 (Archives du Nord), il est question de cette expulsion des couvents jésuites dont tu parles.
Merci beaucoup ! Non je ne l’ai pas lu.jzi le vertige quand je pense à tout ce qu’il reste à lire…mais je note.
Merci à tous !
Je me suis intéressée à cette époque où les congrégations étaient menacées, puisque mon grand-père a été formé chez les frères de Ploërmel, notamment pour la période qui a suivi avec les lois sur l’enseignement, comme je l’avais raconté dans un RdvAncestral. Je vois que, comme lui, Eugène l’a vécu difficilement.