25 avril 2024

C comme Cilaos

Je ne sais pas si les idées les plus simples sont les meilleures, mais dans l’urgence, ce sont celles qui s’imposent. Mettre à l’honneur la ville de Cilaos pour la lettre C était devenue une évidence.

Cilaos est une commune réunionnaise que je rencontre régulièrement au cours de mes recherches généalogiques car c’est là où sont nés et où ont vécu plusieurs de mes ancêtres, surtout au cours du XIXe siècle. Elle se situe dans un cirque naturel au centre de l’île qui fait le bonheur des randonneurs et elle compte une multitude de lieux-dits aux noms évocateurs, un peu curieux parfois : Bras sec, Bras Rouge, Ilet à Pères, Ilet à Cordes, Palmiste Rouge, Mare Sèche ou encore Peter Both.

Voici quelques photos personnelles de Cilaos prises en 2016 :

Le nom de Cilaos viendrait du mot malgache Tsy ilaozana, un lieu que l’on ne quitte pas, où l’on revient toujours. Pour tout vous dire, les ancêtres qui y sont nés et qui y vont vécu, l’ont pourtant bien quitté un jour et le plus souvent pour la ville.

Celle dont je vais essayer de retracer l’histoire aujourd’hui, Rosette AUBERVAL, y a vécu de nombreuses années avant de décéder en 1889 à l’âge de 70 ans. Elle est la petite sœur de mon ancêtre Scholastique AUBERVAL (1825-1893), mon arrière-arrière-arrière-grand-mère.

Les AUBERVAL et les AUBRY

Rosette AUBERVAL naît dans une famille esclave à Saint-Louis de la Réunion aux alentours de 1819. Elle est la fille naturelle de Louison AUBERVAL (1791-1849), le père restant à ce jour un parfait inconnu. Elle est issue d’une fratrie de cinq enfants parmi lesquels on trouve Colas, Joséphine, Scholastique mon ancêtre et François.

Les membres de la famille AUBERVAL appartiennent tous aux membres de la famille AUBRY. Ainsi, la mère de Rosette est esclave chez Cécile AUBRY, sa sœur appartient à Théodose AUBRY et Rosette est à Catherine AUBRY.

Catherine AUBRY est la fille de Jean-Pierre AUBRY originaire de Saint-Servant dans le Morbihan et de Catherine LEGROS dont la famille présente sur l’île depuis bien plus longtemps que les AUBRY, trouve aussi ses racines en Bretagne du côté de Saint-Malo.

Arbre de la famille AUBRY

En vert sur fond blanc, les membres de la famille AUBERVAL répartis chez les AUBRY.

Les recensements de la population de 1847 font ainsi apparaître Rosette chez Catherine AUBRY avec trois enfants prénommées Eulalie, Clarice et Marie nées entre 1834 et 1842. Un fils Michel Jean décède en 1846 à l’âge de 2 ans. La famille de Rosette ne se trouve pas encore à Cilaos à cette période mais sur les terres des AUBRY localisées au Ruisseau à St-Louis et à la Ravine des Cafres à Saint-Pierre.

En cette même année 1847, mon ancêtre Scholastique qui est âgée de 28 ans et son fils Gustave âgé de 8 ans (dont je descends) sont recensés quant à eux chez Théodose AUBRY, le frère de Catherine.

Feuilles de recensement de 1847 de Théodose AUBRY aimablement transmises par M. Gilles GERARD.
LA FAMILLE ESCLAVE À BOURBON

Libre

Le décret du 27 avril 1848 abolit l’esclavage dans les colonies et les possessions françaises. Les personnes nouvellement affranchies seront désormais inscrites dans des registres dits Registres spéciaux qui comporteront selon l’arrêté du 8 novembre 1848 « le nom actuel de chaque individu, un nom patronymique qui leur sera donné par l’inscrivant, l’âge, le sexe, la filiation, la mention que les père et mère existent ou sont décédés, la commune de leur habitation, celle de l’inscrit, le numéro de leur inscription sur les registres à souche et la déclaration que l’inscrit s’est présenté et a été bien reconnu par l’inscrivant. »

Parmi les registres qui sont parvenus jusqu’à nous, ceux de Saint-Louis comportent bien les inscriptions de Rosette et de ses trois filles.

Extraits des Registres Spéciaux de 1848 de Saint-Louis. Source : Archives Départementales de la Réunion Cote : EDEPOT4/35

Si vous avez l’occasion de consulter les registres des mariages de la Réunion des années 1849 et suivantes, vous pourrez vous apercevoir rapidement que de nombreux affranchis de 1848 se sont mariés dès qu’ils l’ont pu, ce qui leur a permis de légitimer leurs enfants naturels.

Rosette ne s’est pas précipitée à la mairie, loin s’en faut. C’est « seulement » en 1857 qu’elle s’unit à Jean-Baptiste LAURET, un homme âgé de 47 ans et originaire comme elle de Saint-Louis. Une chose est claire et certaine : Jean-Baptiste LAURET lui n’est pas un affranchi. Il appartenait à la population libre « blanche » de l’île Bourbon d’avant 1848. Je descends également de son arrière-grand-père, Antoine LAURET. Je cousine donc à la fois avec Rosette et Jean-Baptiste. C’est sans surprise.

À leur mariage, Jean-Baptiste LAURET reconnaît être le père de 6 enfants dont les trois filles de Rosette évoquées précédemment. Mais le couple légitime également trois garçons nés après l’abolition : Pierre Zacharie né en 1849, Justin en 1850 et Louis Damase en 1852. Voilà donc (encore) dans ma généalogie un nouveau couple formé avant 1848 d’une esclave et d’un descendant de colons.

Le futur est dit commerçant et la future est marchande, voilà qui change quelque peu des cultivateurs et propriétaires habituels que je rencontre, mais je n’étais pas au bout de mes surprises avec les activités qu’exerce le couple LAURET.

Extrait du mariage de Jean-Baptiste LAURET et de Rosette AUBERVAL le 22 septembre 1857

Revenons plutôt quelques années en arrière, en 1849. Voici une information intéressante que j’ai notée dans l’acte de naissance du fils Pierre ZACHARIE en 1849 : il est né à Saint-Louis au lieu-dit le Quartier chez Jean-Baptiste LAURET, engagiste de sa mère Rosette.

Acte de naissance de Pierre ZACHARIE AUBERVAL le 15 mars 1849 à Saint-Louis. Source : ANOM

Une fois libre, Rosette AUBERVAL a signé un contrat d’engagement avec Jean-Baptiste LAURET, le père biologique de ses enfants. Mais pour quelle raison a-t-elle fait une chose pareille ?

Cet article de l’économiste Hai Quang HO apporte des éclaircissements à ce sujet. Dès la loi du 18 juillet 1845, tout affranchi devait signer un contrat d’engagement. Après 1848, cette loi continue de s’appliquer et l’esclavage est remplacé aussitôt par un salariat obligatoire et contraint des affranchis. Mais de salaire, parfois il n’y en a point pour ces nouveaux engagés, surtout dans les premiers temps de l’engagement chez certains propriétaires. En vérité, les conditions de travail et de vie des engagés n’ont guère changé par rapport à celles des esclaves.

Ce contrat d’engagement pris chez Jean-Baptiste LAURET permet de soustraire Rosette à l’obligation d’en prendre un chez un autre propriétaire, par exemple les AUBRY, ses anciens maîtres. Ce « contrat de façade » est une hypothèse que j’émets, mais je n’en ai pas d’autres pour l’instant. Il y aurait-il eu peut-être une sorte d’accord (financier) entre Jean-Baptiste LAURET et Catherine AUBRY ?

Curieusement, je ne trouve pas trace des indemnités accordées à Catherine AUBRY, l’ancienne propriétaire de Rosette, alors que son frère Théodose et sa sœur Cécile les ont bien perçues après l’abolition. Catherine AUBRY a-t-elle cédé ses titres ? En tout cas, elle ne figure pas a priori dans la base de 1849 du site REPAIRS qui met au jour le montant des indemnités versées aux anciens propriétaires d’esclaves dans les colonies françaises.

La vie à Cilaos

Je ne saurais dire précisément en quelle année la famille LAURET s’est installée dans le cirque de Cilaos, mais je découvre qu’en 1877, le couple y tient une maison d’hôte, ce grâce au récit de Charles LÉAL, un journaliste et homme politique mauricien, dont le livre « Un voyage à la Réunion: récits, souvenirs et anecdotes » est disponible sur Geneanet. L’édition originale papier se monnaye à plus de 935 dollars ! :-/

C’est à cette occasion que j’apprends que Jean-Baptiste LAURET est adjoint spécial de Cilaos dans le Conseil municipal de Saint-Louis. À noter que son fils Justin est secrétaire de l’adjoint spécial. À l’époque, Cilaos n’était pas encore institué comme commune, c’est une simple section de Saint-Louis. Jean-Baptiste LAURET y exerce alors les fonctions d’officier de l’état civil, assisté de son fils.

Le récit de Charles LÉAL est une mine d’informations sur la vie des LAURETTE (sic). À partir de la page 38, il raconte par le menu sa venue à Cilaos assisté de porteurs qui, paraît-il, chantent sur la route. Il précise que Jean-Baptiste LAURET est à la fois maire, boutiquier, hôtelier, agent des bains (les fameux thermes de Cilaos) et maître des Postes.

Tandis que son épouse, notre Rosette AUBERVAL, est décrite comme une « grosse dame », à la « mine réjouie », « maîtresse des céans », Jean-Baptiste LAURET est un « vieillard brun, petit, trapu, fort, atteint d’un rhumatisme aigu que les eaux de Cilaos n’ont point réussir à guérir ». Ceci n’est pas forcément très bon pour l’image et le commerce. C’est peut-être la raison pour laquelle il se tient un peu en retrait, contraint de toute façon physiquement à rester dans un fauteuil.

Les LAURET louent aux visiteurs près de 25 maisons qui comportent entre 3 et 5 pièces ! Les repas sont copieux, le pain fabriqué par Rosette (boulangère à ses heures perdues) est merveilleux, le lait et les fruits sont délicieux et le jambon « Payonne » fabriqué par un gendarme bayonnais (!) installé à Cilaos serait presque le meilleur du monde. Bref, on n’aura pas trouvé meilleur publicitaire que ce Charles LÉAL, le tout dans un style des plus pompeux !

En dehors des visites, des bains et des bavardages avec les habitants, Charles LÉAL fait le récit d’un temps fort de son séjour, celui de la célébration d’un mariage à Cilaos. Il raconte dans le détail le cortège et l’arrivée des invités dans la salle commune de la Mairie.

  • Photo cortège mariage à Cilaos
  • Photo cortège mariage à Cilaos
  • Photo mariés mairie
  • Photo mariés mairie
  • Photo mariés mairie
  • Photo mariés église

Voici ce qu’il écrit :

Autour d’une table ronde sont assis le fiancé et sa future.
À droite de la mariée, est assise Mlle Laurette, ayant devant elle un registre timbré et à la main une plume. À côté d’elle, est assis M. Justin Laurette, ayant également devant lui un registre timbré et à la main une plume. Auprès de M. Justin, se trouve assis le Sacristain de l’Eglise, ayant aussi un registre timbré devant lui et une plume à la main.

À l’époque dans les colonies, les registres devaient être établis en trois exemplaires, le troisième est aujourd’hui conservé par les Archives Nationales d’Outre-Mer.

Charles LÉAL relate ensuite :

Je vais commencer, dit M. Justin, êtes-vous prêts ?
Deux voix répondent oui à la fois, c’est Mlle Laurette et le Sacristain.
Ecrivons, dit M. Justin. Je commence.
Là-dessus, M. Justin écrit et dicte.
 » Par devant nous,—-virgule, mettez la virgule,—Baptiste Laurette,—virgule partout ; adjoint au Maire de St. Louis ; point et virgule ; mettez bien point et virgule. A la ligne maintenant. Ont comparu ce jour, virgule,—attention bien,—19ème du mois de Septembre, (virgule) 1877, ne mettez pas en chiffre, épelez bien mil huit cent soixante dix-sept •••

Ça a duré une heure vingt minutes, et pas une virgule, pas un point n’a manqué dans les trois registres.
Cette opération terminée. M. Justin recule son fauteuil, se lève et sort.
Il revient trois minutes après, précédant M. Baptiste, porté dans son fauteuil que l’on rapproche le plus possible.
M. Baptiste. Tout est-il prêt, lisez l’acte.
M. Justin lit l’acte.
M. Baptiste tenant le Code à la main, l’ouvre et cherche à se mettre debout.
M. Justin. Restez assis, papa.
M. Baptiste.
Pas du tout. Un acte de mariage est trop solennel pour que je ne le célèbre pas en due forme.
M. Justin. Mais papa, vous souffrez, ne vous tenez pas debout.
M. Baptiste faisant un troisième effort, finit par se tenir debout et lit la formule sacramentelle du Code, d’une voix pleine d’émotion qui laissait voir que l’honnête vieillard tenait à cœur de remplir son mandat jusqu’au bout.
Les signatures se posent à la suite sur les registres et après deux bonnes heures passées à la Mairie, la procession gagne la route de la chapelle, où la cérémonie religieuse a lieu dans un recueillement et avec une simplicité digne des temps patriarcaux.

Jean-Baptiste LAURET n’étant plus en mesure de rédiger les actes, il revient à son fils secrétaire de le remplacer. Le père se contente alors de lire les formules d’usage et de signer les registres d’une main tremblotante.

Le mari de Rosette décèdera quelques années plus tard, le 22 novembre 1884, non pas à Cilaos, mais à Saint-Pierre chez son médecin, le Dr Mathieu HERMANN. L’écho de sa mort aura résonné bien au-delà de Cilaos et un article de presse paru dans le Journal de Saint-Pierre en témoignera.

Extrait du Journal de Saint-Pierre du 25 novembre 1884. Source : Gallica

Rosette AUBERVAL lui survivra 5 ans. Elle poursuivra son activité d’hôtelière aidée de ses enfants qui prendront le relai après son décès survenu le 16 mars 1889 à… Cilaos.

Acte de décès de Rosette AUBERVAL. Source : ANOM
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Jourdavant

Généalogiste amateur originaire de l'île de la Réunion

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9 réflexions sur « C comme Cilaos »

    1. Dès que j’ai commencé à faire les recherches sur ce couple, je savais qu’il fallait qu’un jour j’écrive quelque chose à leur sujet.
      Merci 🙂 Beaucoup de lectures à rattraper, je me rattraperai ce week-end entre 2 articles !

  1. Que de sources intéressantes !
    C’est touchant de voir que Rosette a débutée sa vie en tant que fille d’esclave et l’a fini aux côtés d’un mari charmant, maire de son village. Bravo Pascalina pour ce challenge qui nous fait vraiment voyager !

  2. Passionnant. Ma branche paternelle vient de la Réunion (Auber). Si ça vous intéresse pour recoupements etc, je peux vous envoyer par mail un arbre très dense fait par un lointain cousin qui vit à la Réunion. Amitiés. Marie.

    1. Bonjour,
      Merci Marie pour ce commentaire et votre aide . Peut-être que je « connais » votre cousin s’il est généalogiste réunionnais.
      Concernant les AUBER, je ne descends pas directement d’eux mais ils sont très liés à mes ancêtres.

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