Le 3ème samedi du mois, Guillaume Chaix @grenierancetres nous invite à prendre place dans une capsule temporelle et à partir à la rencontre de l’un de nos ancêtres pour capturer un instant de sa vie. Ce voyage dans le temps est basé sur des faits historiques mais laisse nécessairement une part importante à l’imagination. Toute ressemblance avec des personnes et des situations ayant existé est donc purement volontaire !
Les couleurs et les odeurs mêlées de ce jardin tropical me sont étrangement familières, comme un vieux souvenir visuel et olfactif que j’ai du mal à fixer dans le temps mais qui est persistant.
En cheminant dans l’allée centrale plongée dans la pénombre, l’air me paraît encore plus pur, presque magique. Des fées pourraient s’échapper de ces longs feuillages foncés que je n’en serais pas étonnée. Ces arbres centenaires qui m’ouvrent la voie sont les grands gardiens du temple. Je respire à pleins poumons. Il est 4h du matin et nous sommes le 4 janvier 1796 à Saint-Leu, île Bourbon.
Arrivée au bout de l’allée, j’aperçois une femme ou plutôt devrais-je dire une jeune fille, 20 ans tout au plus. Assise sur le perron d’une maison, elle berce un enfant qui gémit faiblement.
Elle s’appelle Françoise, juste Françoise et l’enfant s’appelle Julie, juste Julie. Françoise est mon ancêtre et elle appartient à Mathieu CADET, cet homme de 50 ans resté célibataire. Il n’y a de toute façon pas d’autre mot que le mot « appartient », Françoise est née esclave et Mathieu CADET est son propriétaire.
Devinant mes pensées, Françoise rompt le silence :
— Plus pour longtemps car il m’a promis l’affranchissement !
— Ha ? Et pourquoi t’affranchirait-il ?
— Parce que je l’ai mérité et parce que j’ai un enfant maintenant…
Elle hésite.
— Les choses vont devenir plus compliquées, ajoute-t-elle alors.
Je ne vois pas très bien en quoi, cela fera un esclave de plus à Mathieu CADET, mais je me tais. Il me semble qu’elle ne souhaite pas l’expliquer. D’autres enfants naitront ensuite et je devinerai les « choses compliquées » au fil des documents. Je lui demande alors :
— Tu es bientôt libre alors ?!
— Si on peut dire mais je n’irai pas bien loin. Peut-être même que je resterai ici, je ne sais pas.
Là, je suis perdue. Ne devrait-elle pas s’enfuir et recommencer une vie loin de toute soumission ? Hé bien non effectivement, Françoise n’aura peut-être ni le choix, ni l’envie de partir. Mais elle existera et l’identité, n’est-ce pas l’une l’une des choses les plus importantes dans la vie ?
Ce bébé que Françoise berce à cet instant a failli être dans l’état civil un jour. Je dis bien failli. Dès que « l’erreur » a été aperçue, son acte de naissance a été barré d’un coup de plume et une note rectificative a été ajoutée sous l’acte.
Transcription
C’est par erreur que la nommée Julie a été inscrite sur les registres de naissance. Françoise, sa mère désignée n’étant pas encore libre et appartenant au citoyen Mathieu Cadet. La promesse depuis longtemps […] d’affranchir cette négresse a donné lieu à cette erreur mais n’ayant pas encore été exécuté, nous avons […] l’acte de naissance de laditte Julie […] en date du trente frimaire dernier. Ce jourd’hui, quatorze nivose de l’an quatrième de la République Française une et indivisible.
La belle République qui ne voit pas ses enfants naître et qui les mariera en masse après 1848, l’année de l’abolition de l’esclavage. Des hordes d’hommes et de femmes aux mères « prénommées » et aux pères inconnus.
Quel destin pour la petite Julie et sa maman Françoise ?
Elles seront finalement bien affranchies en 1797 par Mathieu CADET.
Françoise aura en tout 9 enfants. Julie FRANCOISE, l’aînée donc, ne se mariera pas et n’aura pas d’enfants semble-t-il. Elle décèdera à 84 ans aux Avirons, « de son vivant propriétaire ». Parmi les autres enfants de Françoise, certains garçons signeront à leur mariage et l’un d’entre eux, Jean-Baptiste FRANCOISE, déclarera même un esclave en 1846, un certain Gilbert, 44 ans.
Les esclaves affranchis et leurs enfants deviennent propriétaires d’esclaves à leur tour. Tous cherchent à s’élever socialement.
Ainsi va la vie à Bourbon.
C’est toujours extrêmement émouvant de lire le sort de ces anciens esclaves. Qu’elle chance que l’officier d’état civil ait fait une « erreur » en inscrivant cet acte !
Le lecteur est entraîné de découvertes en rebondissements dans ces histoires que tu nous racontes avec talent. J’aime beaucoup l’ambiance que tu décris et la discrétion respectueuse dont tu fais preuve avec tes personnages.
C’est en effet bien difficile de reconstituer la vie des anciens esclaves; j’ai encore beaucoup de questions en ce qui concerne mes ancêtres de Saint Domingue. Félicitations pour ce beau texte évocateur de cette période. Maintenant je vais devoir lire ce qui me reste à lire des trois autres rdv.
Bravo pour ce RDV ancestral que je trouve toujours très réussi. Pas toujours évident d’engager le dialogue avec ses ancêtre. Il serait intéressant de voir si l’acte a été tout de même reporté sur les registres de naissance des esclaves.