Les généalogistes réunionnais d’aujourd’hui ont de la chance d’avoir Antoine LABBE dit DESFORGES-BOUCHER (vers 1680-1825). Il a été à la fois le gouverneur et la plus grande commère de la colonie.
Dans son « Mémoire pour service à la connoissance particulière de chacun des habitans de l’Isle de Bourbon », il établit un recensement des habitants de l’île non pas en se basant sur des noms de famille et des chiffres comme tout bon statisticien, mais en dressant un portrait au vitriol de chacun des habitants. Cet ouvrage écrit en 1709, soit une quarantaine d’années après l’installation des premiers colons sur l’île, est resté caché dans les archives pendant plus de 200 ans. C’est le Père BARASSIN qui l’exhume finalement en 1976 et le Cercle Généalogique de Bourbon l’a ensuite édité.
En le lisant, on comprend aisément pourquoi il était caché ! C’est avec stupéfaction que l’on découvre la société bourbonnaise de l’époque. Y sont décrites les conditions de vie des primo-arrivants, leurs aventures passées sur des vaisseaux forbans, leurs qualités, leurs crimes, leurs comportements exubérants, leurs grands malheurs. Tout ceci dans un langage cru et sans concessions. Antoine BOUCHER dresse des portraits dithyrambiques de certains de ses contemporains qu’il estime et descend en flèche ceux qu’il apprécie guère. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y va pas avec le dos de la petite cuillère. Extraits.
A propos de Louis CARON (1642-1716) qui est tout de même un des représentants du Directoire de Saint-Paul :
« Est un bas breton, âgé de 68 ans, insigne, et mauvais ivrogne, qui ne se saoule un tapage enragé, mais avec cela bon chrétien, bien obéissant, fort laborieux et qui, hors le vin, est très honnête homme, quoique sans éducation. Il est un de ces anciens de Madagascar où il a servi de soldat. Je ne lui connais point d’autre métier ; il a pour épouse Monique PERERA, Indienne glorieuse comme le sont toutes celles de ce pays là, quoique sans savoir faire, et sans aucune éducation, toute vieille même qu’elle est, elle ne lasse pas de faire encore parler d’elle ; mais les blancs n’en voulant pas. Elle est obligée de se donner aux noirs, encore à ceux qui en veulent bien. Elle a deux grandes filles qui suivent exactement ses traces. »
Manuel TEXER (1666-1758), ancêtre de tous les TECHER de l’île. Connu aussi sous le nom d’Emmanuel TEXEIRA DA MOTTA. » Est un portugais des Indes, mulâtre, âgé de 43 ans, glorieux et fainéant, comme le sont ordinairement tous les Portugais. Il a cependant eu assez bonne éducation. Il sait lire, et écrire et ne dessine pas mal. Il sait même quelque chose du latin, et se mêle un peu de la chirurgie, et de la médecine, qu’il se persuade savoir à fond. La vérité, c’est qu’il ne saigne pas mal, mais c’est ce qu’il sait de mieux ; il est assez bon menuisier, charpentier, point ivrogne et fort dévot, mais avec cela d’une avarice qui approche de la juifrerie, et grand diseur de pas grand chose, faisant le bon discoureur, et l’habile homme, mais ce qu’il croit de trop savoir ne le fait passer que pour une bête dans l’esprit des gens bien sensés[…]. Il a pour épouse Anne NATIVEL, créole mulâtresse, qui ne manque point d’esprit, ni d’éducation, bonne couturière, et dont on ne peut sans médisance attaquer la vertu, mais à l’exemple de son mari, grande paresseuse ».
Antoine BOUCHER épargne (si on peut dire) quelques rares femmes comme Anne NATIVEL, mais s’en donne à cœur joie sur toutes les autres.
Cécile CAZE, femme de Gilles DUGAIN, matelot malouin âgé de 50 ans: « Son mari est le seul homme qu’elle n’aime point. »
Marie Anne FONTAINE qu’Antoine BOUCHER hait au plus haut point. Elle est la femme de Jacques LAURET âgé de 64 ans et originaire de Nevers. « Cette femme ne pouvant suffire à tous, prend grand soin de débaucher d’autres femmes ou filles que l’on est assuré de trouver chez elle. »
Helène PROU : « […] à moins qu’il ne fut possible de rajouter quelque chose à tous les crimes du monde, car elle les a tous commis. »
Françoise LE BEAU, femme de Denis TURPIN : « Cette femme est si bête qu’elle n’a que l’usage de la parole, et je crois que la crainte qu’elle a d’user son innocente langue, fait qu’elle parle si peu qu’on la prendrait plutôt pour une bûche, que pour une femme. »
Marie ROYER : « Cette femme est une femme publique abandonnée à toutes sortes de vices, jusque-là, que les prêtres ont été obligés, malgré leur tolérance, à chasser de l’Eglise, pour des crimes énormes. Elle a fait quatre enfants, depuis que son mari est absent. »
Et ça continue comme ça sur une bonne centaines de pages, mais outre ces ragots, il faut bien reconnaître que ce mémoire est très instructif pour celui qui veut connaître les conditions de vie des premiers colons de l’île Bourbon. On y trouve très souvent une description physique, leur niveau d’éducation, leurs qualités professionnelles, l’étendue des terres possédées, le nombre de bêtes d’élevage, l’argent comptant détenu, le nombre d’esclaves et la façon dont ils sont traités par leurs propriétaires. À lire au plus vite !
7 réflexions sur « BOUCHER, le concierge de la colonie »